Tranche de (sur)vie - Eric Vidal - son périple pour aller chercher des Ukrainiens à la frontière Polonaise - le retour

Here we are, un jour de plus, de nouvelles, de récits, la suite et fin/le retour de Eric Vidal - son périple pour aller chercher des Ukrainiens à la frontière Polonaise et de une suite.
Je suis admiratif de ce qu'a fait Eric, de ce que font encore les autres convoyeurs des Ukrainiens en détresse.

"Les autoroutes de la liberté"
Jour 8
Hôtel Sofitel Warsaw Victoria, Królewska 11, 00-065 Warszawa, Pologne, 1:39 du matin.
Je suis épuisé et heureux. C’est indécent. En cherchant ma souris,  je suis tombé sur la flasque de Whisky offerte par mes amis ukrainiens d’un soir. J’ai éclaté de rire. Cela m’a fait du bien. Et non, je n’en dirais toujours pas plus ici. C’est trop tôt et cela peut être dangereux pour eux.

[Flashback]
Un peu plus tôt dans la nuit, de retour de Lithuanie où j’ai déposé un couple et ses trois enfants, j’entre dans Varsovie au son de  « With or Without You » de U2. Est-ce un signe ? Cette chanson m’avait fait craquer sur l’autoroute lors de mon retour à Cracovie dans la nuit du deuxième jour.
Premier point positif, c’est quand-même bien mieux que Horst-Wessel-Lied ou l’Hymne de l’Union Soviétique !
Mais je suis maintenant empli d’une force nouvelle : je sais maintenant ce que j’ai à faire. Et cela prendra du temps.
La chanson qui passe immédiatement après est Ain’t no grave de Johnny Cash.
« Il n'y a aucun tombeau qui puisse retenir mon corps
Il n'y a aucun tombeau qui puisse retenir mon corps
Quand j'entends le son des trompettes je m’élève hors du sol
Aucun tombeau ne peut retenir mon corps »

C’est clair : l’Ukraine  n’est pas morte, elle survivra et sera encore plus forte après cette épreuve.
Trop introspectif, hein ?
Oui, et non, vous verrez-bien où je veux en venir !
Avant de descendre de mon Toyota Proace City version allongée, je veux prendre une photo de mon totaliseur kilométrique : 4995. Zut, il faudra retirer environ 500 km car le compteur n’avait pas été remis à zéro quand j’ai pris la voiture. Ce n'est pas grave. Je sais ce que j’ai à faire. Clic, je prend une photo. Je retire l’affichette que j’avais collée sur une des vitres latérales et que j’ai remaniée plusieurs fois. Je sais déjà ce que je vais en faire.
Je me rends à la réception l’hôtel. Je ne ressemble à rien. Je suis vêtu de mon sweat-shirt. Celui-ci est orné d’un bretzel aux couleurs de l’Ukraine et de la mention « Alsace stand up » qui ne veut rien dire je crois car il manque un s, mais on comprend l’idée. Et j’aime bien cette idée.
Ce sweat m’a été offert par des frees drivers alsaciens, des amis de Nicolas Pernot, quelques jours auparavant, à Cracovie, dans la villa d’un banquier et mécène. J’avais dormi au sous-sol la veille et – de retour d’une course dans l’ouest de la Pologne - j’y étais repassé à 22H pour revoir, pour le première fois Nico. Mais là encore, c’est une autre histoire.
Un jeune homme m’accueille très professionnellement. Je me renseigne pour les conditions d’accès au parking afin d’éviter de devoir courir demain matin.  En effet, j’étais resté perplexe devant la borne Parkeon où toutes les instructions étaient marquées en polonais.
Cette borne Parkeon a peut-être été développée à Besançon, dans ma région d’adoption. Intéressant, un élément de plus pour fonder ma théorie. Clic. Je prend une photo.
Mais, me diriez-vous ? Que fais-je à l’Hôtel Sofitel, un hôtel 5 étoiles, symbole du luxe abordable à la française ? Et bien tout simplement pour éviter de m’effondrer en arrivant chez moi. Je n’ai pas de problème avec cette dépense, je l’ai annoncé dès de lancement de la cagnotte que mon billet d’avoir et les frais d’hébergement étaient à l’entière charge de ma petite famille. Par ailleurs, le tarif de la nuit est ridiculement bas par rapport à la France, soit à peine plus d’une chambre dans un hôtel 2 étoiles de chaine (le salaire moyen en Pologne est le tiers de celui de la France). Il y a aussi le fait qu’il me faut un sas de décompression. J’avais entendu parlé d’un film français qui se passait dans un hôtel d’une station touristique tunisienne où les soldats français transitait après avoir combattu dans sur des théâtres d’opérations extérieures comme on les appelles sournoisement. Et pour finir, je voulais surtout être à l’aise pour poser mes idées et y écrire ces lignes. Ces lignes auxquelles je pense depuis plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de kilomètres. Oui, en une semaine, mon unité de mesure du temps est devenu le kilomètre, à moins que ce ne soit les heures qui ne soient devenus des distances.
Dans quelle réalité ai-je vécu ?
Celle de la guerre. J’ai non seulement vu une partie de ses conséquences tragiques, mais j’y ai moi-même participé, à ma façon. J’ai fait la guerre à Herr Poutine. Ma valeur combattive en unité opérationnelle régulièrement constituée étant très certainement équivalente à celle d’un bulot au stade post-gériatrique, j’ai mené une guerre à ma manière, une guerre de lâche, une guerre sournoise. Une guerre à coup de carte de crédits, de pleins d’essence, de hot-dogs polonais (c’est une institution) consommés à la va-vite sur les aires d’autoroutes et surtout de calins eg de bienveillance. Mais je suis fier de cette évolution. Je suis passé du stade du « Y’a qu’à faut qu’on au stade » : « Désirez-vous de l’eau » version Uber, c’est déjà pas si mal.
Je suis une espèce de Rambo d’opérette ! Sauf que pour John Rambo, ce n’était pas sa guerre. Alors que celle qui se déroule en Ukraine, c’est la mienne, c’est la nôtre, à nous tous européens.
Toujours plongés dans mes pensées, exténué, je m’adosse contre la parois rutilante de l’ascenseur. Une jeune homme élégant modèle métro-sexuel se précipite avec grâce pour attraper l’ascenseur. Il me toise discrètement, un peu interloqué par ma tenue vestimentaire qui dénote.
Ce n’est pas grave, un jour tu comprendras, ou pas.
Après avoir déposé mes affaires, je redescends pour garer ma voiture dans le parking à l’arrière de l’hôtel. Je suis tellement épuisé que je m’y prends à trois fois, alors que le parking est désert Cela me fait sourire.
En revenant à la réception, je découvre qu’il y avait un parking à l’avant. C’est tout moi ! Je souris puis revient en arrière et vérifie les plaques, c’est bien ce que je pensais : une plaque sur deux est une plaque Ukrainienne. Range-Rover, Lexus, tous des derniers modèles à plus de 60.000. euros Je contrôle les carrosseries : effectivement j’en vois un avec un bel impact sur le côté passager entouré de boue. Oui, des gens aisés ont réussi à sauver leur peau ,  oui, parmi eux il y a sans doute quelques millionnaires, deux-trois politiciens véreux et peut-être un membres de la mafia ukrainienne. Mais aussi des médecins, des avocats ou des notaires. Ou peut-être juste leurs femmes et leurs enfants. Quelques morts inutiles en moins pour Herr Poutine, quelques gouttes de sang qui n’étancheront pas la soif de Vladimir. J’achète ! Clic.
Je sais ce que je dois faire.
Je rejoins ma chambre et je jette par terre le contenu de mon sac à provision, celui qui me permettait d’offrir un peu de réconfort à mes damnés de la terre. Clic : je prend une photo.
J’étale sur le canapé la clef de voiture, ma carte d’hôtel, mon pass de parking et l’affichette qui me permettait de recruter mes infortunés passagers, de les inciter à me faire confiance et à accepter un peu de ma bienveillance, bien dérisoire au regard des épreuves qu’ils ont endurées.
Comment en sommes-nous arrivé là ? Au point de considérer, dans notre société post-industrielle - qu’un inconnu qui vous offre spontanément son aide sans rien demander en retour est forcément suspect ?
Au 15 mars, l’OIM, confortablement installée à Genève dénombrait le chiffres ahurissant de 3 millions de réfugiés dont 1,5 millions d’enfants.
Je les ai vu à un poste frontière, je les ai vu dans les centre d’hébergement d’urgence et dans les centre de regroupement ainsi que dans les centres de moyens séjour, je les ai vu se rendant d’un pas décidé vers leur train ou leur avion pour les emmener vers un ailleurs meilleurs, je les ai vus et revus, au contraire, errants hagards dans les salles des pas perdus de toutes les gares où j’effectuais mes maraudes, je les ai vu sur toutes - je dis bien toutes - les aires d’autoroute de Pologne.
Mais, le plus grand déplacement de population depuis la deuxième guerre mondiale et la débâcle de la Campagne de France s’est déroulé quasiment sans morts en dehors des pertes liées aux tirs qu’ils soient ennemis ou amis. Pas ou peu d’enfants morts de faim dans un désert de sable et de larmes, pas ou peu de vieillards morts de froid dans une montagne de pierre et de souffrance.
Pourquoi ?
Tout simplement par ce que cet exode s’est fait d’un pays développé, vers un autre pays développé. Tous les deux sont dotés d’infrastructures de qualité, de décideurs énergiques, d’institutions et d’administrations solides et de population capables de surmonter les aigreurs du passé pour se mobiliser immédiatement et bénévolement afin de prêter aide et assistance aux victimes.
Et c’est là, où les pièces du puzzle commencent à s’assembler parfaitement.
En 1998, j’ai visité l’ouest de la Pologne. La région de Jielona-Gora (celle-là même où j’ai emmené mes premiers passagers). J’avais préalablement traversé pour cela toute l’ancienne RDA qui était alors un immense chantier. Ce chantier, débordait joyeusement sur le territoire polonais, à ma grande surprise de géographe fraîchement diplômé. En 2004, c’est-à-dire 6 ans après, la Pologne adhérait à l’Union Européenne. En 2022, j’ai retrouvé dès le premier jour ce chantier à la frontière avec l’Ukraine et le dernier jour en Lithuanie, à quelques km seulement de l’enclave russe de Kaliningrad.
 C’est un des rares cas dans l’histoire d’extension territoriale pacifique d’une puissance politique. Et l’Ukraine suivait le même chemin, contrariant les plans de Herr Poutine et le poussant à la faute.
Car, nous nous y trompons pas, la lutte d’influence ne se joue pas entre l’OTAN et le reliquat de l’empire soviétique.La vraie lutte d’influence s’exerce entre l’Europe et la Russie.
L’Europe est une puissance impérialiste. Elle ne cesse d’imposer ses valeurs à ses voisins. Plaidons coupables ! Coupable de vouloir le respect des droits de l’homme, coupable de tenter de lutter contre la corruption et le crime organisé, coupable d’essayer de faire prévaloir l’intérêt collectif sur l’intérêt particulier, coupable de veiller à la liberté de la presse et de protéger et promouvoir la liberté de conscience, l’accès au soin, à l’éducation et aux transports…
Naturellement rien n’est parfait, mais l’idée des pères fondateurs de l’Europe s’est réalisée : obtenir la paix sur notre « vieux continent » remplies de « vielles pays » par le développement et l’intégration économique.
J’ai toujours pensé que c’était une sorte de fiction, un consensus mou qui arrangeait surtout le milieu des affaires. Je suis en train de changer d’avis.
C’est en parcourant en long et en large cette semaine les autoroutes de la Pologne, de l’Allemagne et de la Lituanie que j’ai réalisé avec effarement que la Chine moderne n’a rien inventée avec ses « nouvelles routes de la soie ». depuis la chute du mur L’impérialisme européen étend sa domination bienveillante et pacifique via ses « autoroutes de la liberté ».
Mais c’est par crainte que ce soft-power ne prédomine que l’Amérique n’interviendra pas immédiatement et que la Chine continuera de soutenir Herr Poutine.
À court terme, c’est à nous seuls, nous, Européens, que revient le devoir et l’obligation nous élever contre la barbarie – y compris par la force s’il le faut - et aider l’Ukraine à s’affranchir définitivement de la tutelle russe afin de poursuivre sa démocratisation déjà bien engagée.
A moyen termes, nous devrons également prendre des décisions drastiques en ce qui concerne la transformation de nos économies compte tenu de l’urgence climatique et des dépendances. Cela aussi, je l’ai compris en Pologne.
Je tenais également à remercier Nicolas de m’avoir incité à venir et vous tous, qui m’avez encouragé et soutenu moralement et financièrement. Dans mon cœur et dans celui des personnes que j’ai aidées, il y a un peu de vous désormais.
Je vais engager d’ici quelques semaines une série d’actions auxquelles j’ai eu tout le loisir de penser en parcourant, avec des centaines d'autres free drivers européens, d'une dizaine de nationalités différentes « les autoroutes de la liberté ».

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