Tranche de (sur)vie - Eric Vidal - son périple pour aller chercher des Ukrainiens à la frontière Polonaise - une suite

Here we are, un jour de plus, de nouvelles, de récits, la suite de Tranche de (sur)vie - Eric Vidal - son périple pour aller chercher des Ukrainiens à la frontière Polonaise

Avertissement : les toponymes et prénoms ukrainiens ne sont pas sous garantie et ne sont n'y repris ni échangés.
Dimanche soir 22H. Je file sur l’autoroute plein Est direction Cracovie en écoutant l’album « War » de U2. Mauvaise idée. L’émotion m’étreint. Je repense à tout ce que j’ai vécu depuis ces deux derniers jours, toutes ces expériences plus fortes les unes que les autres.

Samedi matin, je me suis réveillé au son des cris joyeux des enfants ukrainiens en train de jouer dans la salon du rez-de-chaussée du centre de vacances reconverti en centre d'hébergement pour réfugiés. J’y avais conduit dans la nuit Tonia et Denis, un couple et leurs trois enfants. J’ouvre les rideaux et regarde par la fenêtre : des femmes et un homme d’une soixantaine d’années en uniforme – un chef des Scouts Polonais comme je l’apprendrais plus tard de sa bouche - s’affairent pour nettoyer un local et y entreposer des provisions, énormément de provisions.

Je descends et traverse la cour. Il fait un soleil éclatant et un froid de canard. J’entre dans la cantine qui peine à se réchauffer. J’y suis accueilli par deux jeunes femmes qui me demandent si je veux manger. Oui, bien évidemment, je n’ai rien avalé de chaud depuis hier midi. L’une des deux est je crois, l’amie de Tonia et Denys. Elle me remercie sobrement.

Elles me servent un bol de soupe de pomme de terre et des crudités ainsi que du thé. Et oui, apparemment cela constitue l’ordinaire en Pologne. Quelques temps après un grand échalas d’une trentaine d’année arrive. Le crâne rasé, tout en bras et en jambes. Il ne connait que quelques mots d’anglais. Il se précipite dans la cuisine revient avec un deuxième bol de soupe qu’il pose bruyamment sur la table à côté du premier que j’avais à peine réussi à entamer. « Eat ! Eat ! You must take force. Drive today ! » et il rit en levant les mains avec les deux pouces en avant. « You, you made good ». Je l’avais déjà repéré la veille au soir en train de s’affairer pour sortir des bagages du coffre. Alors que je l’avais pris pour un employé ou un bénévole polonais, il m’explique qu’il est ukrainien. C’est le genre de bonne nature qui est chez lui partout et sympathise avec tout le monde. Pourtant avec sa taille, ses gestes vifs et son crâne rasé façon hooligan j’aurais volontiers changé de trottoir si je l’avais croisé dans une ruelle sombre d'une ville française.

Il m’explique en parlant fort qu’il s’appelle Y-U-R-I et qu’il est le mari d’Elena, une des deux femmes qui m’ont servi le petit déjeuner. Je demande si je peux avoir un peu de jus d’orange (pour faire passer ce petit-déjeuner un peu traumatisant), il me jette littéralement dans les bras 3 bouteilles qu’il prélève d’un énorme stock faisant sans doute partie des victuailles arrivées ce matin. « For you ! Drink, Drink ! ». Visiblement,  les fées penchées sur son berceau lui ont offert un solide stock de points d’exclamation.

Il remonte avec moi, mais alors que je m’engage dans le couloir de mon étage, il me demande de le suivre plus haut, à l’étage des familles. Il frappe à une porte et appelle sa femme qui était remontée entre-temps. Elle ouvre et il bondit chercher ses trois jeunes enfants pour me les montrer fier comme Artaban : « My Tree Childrens !» (oui, il met également des majuscules à tous ses mots).
Non, Yuri, je sais, tu n’as pas besoin de me prouver que tu n’es pas un lâche.

Je redescends à ma voiture et croise dans le hall Tonia qui me prend dans ses bras, au bord des larmes. Je lui dit au revoir puis sort et croise Donis qui me sourit sobrement en me regardant droit dans les yeux. On se sert la main, sans un mot puis je fini par lui souhaiter bonne chance et je monte dans ma voiture. Lui qui était très loquace et jovial la veille semble perdu dans ses pensées : il réfléchit sans doute à la prochaine étape de leur périple. « Poland Poutine Next Step » m’avait-il dit la veille.
2H après j’arrive à Wrocław, c’est l’occasion de faire une pause, refaire le plein de friandises et de bouteilles d’eau pour mes passagers VIP au standard Uber. C’est aussi l’occasion de faire un sérieux ménage dans voiture. En effet, dans l’excitation du déchargement hier soir, la moitié du contenu d’une boîte de lait poudre s’est répandue sur le sol. Sacré Youri ! Je dois également reprendre contact avec le reste du groupe de chauffeurs français. Et c’est exactement à ce moment là que Nicolas Pernot m’appelle : il me demande si j’ai déjà dépassé Wrocław car un groupe de chauffeur lettons nous demande d’y récupérer deux femme, un enfant et un chat, à Wrocław pour les ramener à Cracovie où ils seront regroupés avec d’autres réfugiés avant de partir pour Riga. Cela tombe bien, j’y suis !

Je prends contact avec Iena qui me demande si je peux passer les prendre dans 1h30 le temps de déjeuner et de faire leurs bagages. Pas de problèmes, j’en profite pour aller aux informations et prendre connaissance de l’évolution de la situation sur la frontière. Mon ami Pierre-Yves, le français expatrié de Lviv en Ukraine m’informe qu’il est du côté de Varsovie.

Je me rends finalement au rendez-vous avec Iena dans un quartier HLM de banlieue. Le jeune fille d’une vingtaine d’année arrive. Elle s’excuse auprès de moi car sa mère et son frère sont en retard, ils ne devraient pas tarder. Elle est un peu distante. Nicolas nous avait prévenus : par définition, en Ukraine, un inconnu qui vous propose spontanément son aide sans contrepartie est forcément suspect. Pour briser la glace, je lui dit qu’on m’a prévenu qu’elle avait beaucoup de bagages. Je mets le monospace en configuration bête de somme en abattant les sièges du coffre. Je lui indique les deux sièges prévus pour accueillir des enfants et finit par lui montrer également la vidéo de la famille transportée la veille. Cela la rassure. Elle rappelle sa mère qui semble enfin prête à descendre avec son petit frère, Lev. Finalement, je me demande si Iena n’avait pas été envoyée en éclaireur.

Un hommes les accompagne, apparemment c’est lui qui les a recueillis. Ma compréhension très approximative de l’anglais ne me permet pas de déterminer si c’est un ami ou une vague connaissance.
Nous levons l’ancre.


Iena a rejoint sa mère et son frère – partis de Kiev depuis début mars - trois jours auparavant en passant par la Slovaquie. Elle a un autre frère, Vadym, qui étudie l’hôtellerie et la restauration en Pologne. Son papa, bien que père de trois enfants a été mobilisé car ils ne sont pas tous mineurs. Iena travaillait à Kiev pour une entreprise informatique lettone dont la maison mère est à Riga. L’entreprise lui a tout simplement proposé de venir travailler en Lettonie et d’y installer toute sa famille. Vadym ne les rejoindra pas car le système éducatif polonais a une excellente réputation. 5 membres d’une même famille dispersés dans trois pays : Herr Poutine peut-être fier ! Olga, la maman, se déride progressivement.  En fait, elle se débrouille mieux que sa fille en anglais. Elle explique qu’elle tenait un petit coffee shop. Une voisine l’a prévenu que son petit commerce avait été pillé il y a quelques jours, difficile de dire par qui. Olga évoque ensuite le jour où elle a décidé de partir. Elle entend un vrombissement va voir à sa fenêtre : un hélicoptère d’attaque russe vole juste devant elle, ses pales passant à quelques mètres de la façade de son immeuble. Brusquement, il lance une volée de roquettes sur une caserne de l’armée ukrainienne située au bout de la rue. Elle fait le bruitage, joignant le geste à la parole. Pshhhhhhh, pshhhhhhhh, pshhhhhhhhhh. Glaçant. Elle me demande si c’est facile de travailler en France dans la restauration et elle se dit qu’elle pourrait bien y ouvrir une petite affaire avec son fils une fois qu’il aura terminé ses études. Implicitement elle ne pense pas pouvoir revenir un jour vivre dans son pays.

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