Tranche de (sur)vie - Eric Vidal - son périple pour aller chercher des Ukrainiens à la frontière Polonaise

Eric est un ami de la Fac, une Belle et courageuse personne.
Chapeau bas.

Écrire. Écrire pour témoigner afin que nous nous élevions tous, européens, contre la barbarie, maintenant et pas demain, car demain il sera trop tard. Écrire aussi pour ne pas oublier le moindre détail de cette journée afin qu’elle reste intacte, dans mon cœur, à tout jamais.

Ce matin, j’arrive au poste frontière d’Hrebenne. La superbe et toute récente deux-fois deux voies, encore en construction quelques km avant la frontière, est déserte. La direction frontière est bloquée par des plots et une voiture de police, gyrophare allumé. J’emprunte une petite route pour rejoindre en contrebas le centre d’accueil.  Mon contact sur place, Pierre-Yves, un membre du petit groupe informel de chauffeurs français qui s’est cristallisé autour de Nicolas Pernot. D’après ce que j’ai compris avant de le rencontrer, Pierre-Yves aurait vécu à Lviv et parlerait donc couramment ukrainien. L’ambiance est étrange : il y plus de bénévoles et de policiers que de réfugiés. Pierre-Yves m’explique rapidement qu’il n’a trouvé personne à convoyer : les gens présents ici sont ceux qui n’ont que quelques heures à patienter, le temps qu’un ami, un parent, voire une simple connaissance installée en Pologne vienne les chercher. Les autres sont regroupés quelques km plus au nord, dans le gymnase du petit bourg de Lubycza Królewska.

Pierre-Yves propose de m’y emmener. Je remarque son C4 couleur sable avec plaque ukrainienne. Interrogé plus tard à ce sujet, il me dira qu’il vivait à Lviv depuis 12 ans. Il y était ingénieur en génie civil, envoyé par l’Union Européenne pour y développer des projets d’aménagement structurants. C’est le parfait exemple du très discret « soft power économique » européen que déteste tant Poutine, et avec raison si l’on en croit le chemin parcouru en moins d’une génération par l’Ukraine sur le plan démocratique.

Et oui, la démocratisation d’un pays a toujours été considérée comme un menace pour tout dictateur qui se respecte.

Je réalise brutalement que Pierre-Yves est lui-même un réfugié mais que son seul souci pour l’instant est ceux qui sont en train de perdre encore plus que lui : leur mère-patrie, leurs proches, leurs parents.

Nous arrivons au centre de regroupement. La présence policière est toujours aussi importante, mais il y a aussi des ONG, des pompiers et un bus qui attend dehors. Pas de militaire. À l’intérieur, ce n’est apparemment plus la cohue d’il y a quelques jours. Les réfugiés peuvent y prendre un repas chaud, une douche et y passer la nuit. Ils reçoivent aussi des fournitures de première nécessité. C’est important, notamment pour les mères de jeunes enfants, et elles sont majoritaires. Bref, ils peuvent y reprendre quelques forces après les épreuves traversées.

Heureusement que Pierre-Yves est là : les bénévoles polonais qui nous reçoivent ne sont pas anglophones et une seule est d’origine ukrainienne. Une annonce est passée : deux véhicules sont disponibles avec respectivement 4 et 6 places pour Varsovie. Personne. Je réagis et fais traduire : « Non, pour aller partout en Pologne et même dans les pays voisins amis si nécessaire !». Immédiatement une jeune maman qui semble triste et épuisée se manifeste : elle partira, elle et son bébé, avec Pierre-Yves pour Gdansk. Quant à moi, je prends en charge une famille souhaitant rejoindre des amis à Jelona Góra, près de la frontière allemande, c’est-à-dire de l’autre côté de la Pologne. « C’est OK pour moi ». Les parents Donis et Tonia sont avec, leur fils a 7 ans et leur deux filles Sofiya (18 mois) et Ieva… 4 mois et un sourire d’ange modèle tournois. Le petit chien de la famille fait partie du lot.

Nous chargeons la voiture : c’est vite fait. Ils n’ont qu’une poussette double et quelques sacs en plastique avec le stricte nécessaire. Toute leur vie ? Non, moins que cela. J’ai l’impression que les parents n’ont pas pris ne serait-ce que des habits de rechange : priorité à leurs enfants. Tonia devra prendre la petite Ieva dans ses bras durant tout le trajet : la nacelle de la poussette prenant trop de place. Ce n’est pas bien mais « à la guerre comme à la guerre » (quelle expression !)

Nous prenons la route. On se présente, on papote de tout et de rien. On plaisante même. Les enfants sont sages comme des images et le chien est tellement absent que ma principale peur durant le trajet est qu’on l’oublie sur une aire d’autoroute : « Is the dog on board ? ». Je ne leur pose pas de question directe de crainte de réveiller en eux le traumatisme des jours passés. Mais ils sont visiblement soulagés d’être en route et au calme.

Donis et Tonia sont de Kyïv. Ils ont mis une semaine à atteindre le poste frontière, en faisant escale à Lviv d’où un ami les a emmenés en voiture avant de repartir. Donis, 39 ans, est peintre en bâtiment. Il a voyagé quand il était jeune un peu partout en Europe et parle anglais comme moi, c’est-à-dire mal… ce qui paradoxalement simplifie la communication. Tonia se fait traduire par son mari nos échanges.

Donis a été autorisé par les autorités russes à passer la frontière car il est père de trois enfants. C’est une mesure intelligente. Une mère ukrainienne, aussi courageuse et déterminée soit-elle, ne peut en porter que deux. De toute manières ses amis dans la capitale ont été très clairs : « Tu es père de trois enfant, tu n’as rien à foutre ici, barre-toi ! Nous nous battrons contre les russes !».  Les parents de Donis, trop âgés, n’ont pas eu envie de quitter Kyïv. Peut-être aussi ne voulaient-il pas être un fardeau pour leur fils ? La mère de Tonia est introuvable, aux dernières nouvelles elle était arrivée en Pologne mais ils ont perdu le contact avec elle car sa carte SIM n’est pas compatible avec le réseau polonais.

Je leur demande quand ils veulent déjeuner et où. J’ai de l’argent et je peux leur payer le restaurant – un petit moment de normalité en ces temps de chaos. Ils refusent poliment et me répondent : « Davaï ! Davaï !». Une expression russe un peu passe-partout qui dans le contexte actuel peut se traduire par le très américain et très martial : « Go ! Go ! Go ! ». Je souris en pensant au cauchemar que peut vite devenir un très long trajet en voiture avec des enfants en bas âge. Au fil de la discussion, décontractée et joviale, j’apprends que leurs amis à l’autre bout de la Pologne n’y ont pas fait leur vie comme je me l’imaginais mais qu’ils y sont depuis une semaine, hébergés dans un petit hôtel. Je comprends, en lisant entre les lignes que Donis veut mettre la plus grande distance possible entre sa famille et Herr Poutine. Doute finalement confirmé quand il lâche plusieurs heures après : « Pologne strong but Pologne Poutine next step. Russian Empire rebuild.»

Je l’imagine bien quelques heures auparavant, entendant une voix dans le haut-parleur lui promettant que quelqu’un se proposait d’emmener sa petite famille où il le désirait et lui, n’ayant que quelques secondes pour se décider avant que quelqu’un d’autre ne le prenne de vitesse.
Grande joie ! Un des téléphones sonne : la maman de Tonia est toujours en Pologne, dans un bus… en direction de la France. Incroyable ! Je comprends qu’ils discutent avec elle de la suite du voyage. Ils la convainquent de continuer. Quant à eux, ils ne savent pas encore. Rester à Jielona Gora ou peut-être rejoindre une tante vivant en Israël depuis plusieurs années ?

Le voyage se passe sans difficulté majeure : nous sommes vite arrivés sur l’autoroute et filons à 140 km/h vers notre destination. Le trajet est entrecoupé de pauses, toujours très brèves, volonté des parents : « Davaï ! Davaï !» et retardé par plusieurs accidents, dont un avec atterrissage de deux hélicoptères. Il est vrai que plus nous progressons vers l’Ouest, plus le trafic devient dense.

Sur une aire de repos, 2 vans et une voiture se garent à côté de nous, pleins à craquer. Je salue le conducteur qui descend du véhicule le plus proche. Je lui explique que moi aussi je transporte des ukrainiens. Il me fait un large sourire, me prend dans ses bras. Il m’explique qu’ils reviennent de Lviv. La route est sûre pour l’instant. Ils font partie d’un groupe informel de 30 conducteurs allemands. Ils ont déjà évacué 300 personnes. Sacrés allemands : toujours à faire les choses en grand ! On rigole. Il est étonné de trouver des conducteurs français car c’est loin, la France. Je lui explique que je suis venu en avion. Il me répond que c’était une bonne idée. On se quitte sur une franche et cordiale poignée de main. Dans l’émotion du moment, et la fatigue aidant, j’oublie de prendre les coordonnées de son groupe pour tenter de nous organiser avec eux.

Finalement on arrive à bon port. La nuit est tombée depuis quelques heures. Malgré tout ce qu’ils ont vécu, malgré la fatigue et le stress, à aucun moment aucun des membres de cette famille extraordinaire n’a montré le moindre signe de tristesse ou d’énervement, bien au contraire. Le papa s’est contenté d’écraser discrètement une larme quand je lui ai dit que son fils aîné avait été très sage et qu’il pouvait être fier de lui.

Eric VIDAL - 12/03/2022 00:00

Il avait lancé une cagnotte Leetchi pour soutenir son voyage, merci à tous les soutiens et il l'a fait: "Transport des réfugiés à la frontière polonaise [OPERATION LEONIE]"

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